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Le salaire de la peur

Le matin, sur le chemin du travail, Patrick « prie ». Le soir, de peur d’une agression, il « ne rentre pas directement à la maison après le boulot ». La nuit, il a « même du mal à dormir ». Officiellement, Patrick est technicien de maintenance. En réalité, il est « le maillon faible dans le transfert et la manipulation du fiduciaire », s’accordent à dire syndicats, transporteurs de fonds et policiers. Employé par une des grandes sociétés de la place, il alimente en cash, toute la journée, les distributeurs automatiques de billets (DAB) situés dans les agences bancaires. La peur au ventre, pour à peine plus que le Smic. Un job qui, il y a encore quinze ans, n’existait pas, développé à mesure que les DAB se multipliaient et se sophistiquaient. Aujourd’hui, le métier est exercé par environ un millier de « dabistes ». Toujours des garçons, en moyenne âgés d’une trentaine d’années, peu ou pas diplômés, parfois au chômage, souvent atterris là par hasard. « Et aujourd’hui, tel que le métier est pratiqué, pour beaucoup, ce sont de futurs agressés », dit Pascal Quiroga, délégué syndical central CFDT chez Brink’s. Le dabiste exerce dans une zone oubliée et dangereuse, quelque part entre l’impérieuse nécessité, pour les banques, de garnir en permanence leurs distributeurs, les rythmes imposés par les sociétés chargées de la besogne, et, surtout, les braquages, qui, ces derniers mois, ont explosé. Dernier en date, celui de deux dabistes pris en otage par quatre hommes encagoulés, le 15 avril à Paris, contraints de vider six distributeurs d’à peu près 300 000 euros. « Pour être dabiste, il faut avoir la foi », poursuit Pascal Quiroga. Un autre syndicaliste résume : « Pour faire ce boulot, il faut être fou. »

« Tournée des grands ducs ». Il y a les convoyeurs de fonds, armés, qui apportent en fourgon blindé, par équipes de trois, les valises de cash et les entreposent à côté de l’automate. Et il y a le dabiste, seul, sans arme, qui, en véhicule banalisé, fait le tour des distributeurs vides pour y charger ces valises. Opération de quelques minutes, mais de tous les dangers. Depuis le mouvement social des convoyeurs de mai 2000, la sécurité du transport de fonds s’est considérablement renforcée. « Il y a eu des avancées spectaculaires sur la sécurité des véhicules blindés et le transport de fonds, devenu quasiment inexpugnable, confirme le cadre d’une société de transport de fonds. C’est vrai que le DAB a été un peu oublié. » Le dabiste est devenu « une proie facile », explique Pascal Quiroga. « La moindre agression, c’est 50 000 ou 100 000 euros, en peu de temps, face à un homme désarmé. »

Entre 2001 et 2003, les services de police recensaient, bon an mal an, entre 20 et 25 affaires d’agressions de dabistes. En 2004, elles ont doublé pour atteindre 49. Quant à 2005, avec déjà 19 affaires en moins de quatre mois, « on est parti sur un pic très élevé », commente un enquêteur spécialisé. Le scénario est souvent le même. Au moment où il s’apprête à charger un automate, le dabiste est menacé et dépouillé par des hommes armés. Voire, plus inquiétant, embarqué pour une « tournée des grands ducs ». Le 13 février, deux employés de Securitas sont menacés par trois individus, dont l’un est armé d’un pistolet-mitrailleur. Contraints de passer dans leur centre pour s’y emparer des clés de plusieurs sites du Crédit Lyonnais et de la Bred. Et de vider, en quelques heures, vingt-trois distributeurs dans douze banques de banlieue. Butin estimé : 2 millions d’euros.

« Complicités ». L’appât du gain, susceptible de faire tourner les têtes des salariés, est souvent mis en avant : « On a plus d’affaires avec complicité du salarié que sans, estime un enquêteur. La chair est faible et, pour des gens payés au lance-pierres ou presque, la manipulation permanente de fiduciaire peut donner des idées. Certains ont résisté pendant des années. Jusqu’au jour où l’occasion a fait le larron. » « C’est vrai qu’il y a des gars qui pètent les plombs ou qui ont des amis mal famés, concède Patrick Noskowicz, délégué syndical central CGT chez Brink’s. Mais c’est aussi un moyen pour les boîtes de mettre la couverture sur les affaires en disant aux syndicats, après une agression : « Attention, ne parlez pas trop, vous ne savez pas s’il y a des complicités internes. » Maintenant, à la moindre attaque, les boîtes disent que le salarié est soit incompétent, soit complice. Voire les deux ! » En interne, la transparence quant aux attaques de dabistes ne semble pas constituer la règle au sein des sociétés de transport de fonds. « On a très peu d’informations », explique un responsable syndical. « Les agressions, on ne nous en parle pas beaucoup, confirme un dabiste. Pour que le système marche, les employeurs estiment que moins on est au courant, moins on est inquiets. »

« Le fric est-il plus important que les hommes ? » s’interrogent à l’unisson les syndicats, pour qui les sociétés de transport de fonds pensent davantage à la rentabilité qu’à la sécurité de leurs dabistes. Les contrats signés avec les banques imposent à ces sociétés de ne pas laisser un distributeur vide plus de deux heures, sous peine de pénalité financière. « Ce qui intéresse les responsables, c’est de ne pas payer les pénalités, raconte un dabiste. Donc ils font prendre tous les risques au salarié pour faire rentrer les sous et être bien vu par le client. C’est la course. » Pour gagner du temps et respecter son planning, le dabiste est ainsi, souvent, contraint d’emporter avec lui les clés de plusieurs DAB. « Un pousse-au-crime », estime un policier. Comme les voitures banalisées utilisées par une grande société de transport, toutes « de même modèle, de même couleur, avec les numéros d’immatriculation qui se suivent », raconte un dabiste. Il est également d’usage qu’en cas d’agression, le dabiste touche une prime s’il parvient à sauver le cash.

« Baguette magique ». Du côté des sociétés de transport de fonds, sous-traitantes du danger, on renvoie la balle vers les donneurs d’ordre : les établissements financiers. « La plupart du temps, les attaques ont lieu parce que les locaux des banques ne sont pas protégés comme ils mériteraient de l’être, évacue le cadre d’un transporteur de fonds. Et, s’agissant de gros clients, nous sommes mal placés pour leur dire que leurs distributeurs ne sont pas à la hauteur. On a toutes les peines du monde à leur faire investir pour améliorer la sécurité. Les banques ont un peu évacué ce dossier en disant : « On les paie pour se faire tuer à notre place. » » Et de promettre : « On va trouver la parade. Dans quelques mois, ce ne sera plus qu’un mauvais souvenir. » Des assurances tempérées par un policier : « C’est une fumisterie. Nous dire que, d’un coup de baguette magique, on va réviser tous les DAB en quelques mois, c’est complètement illusoire. Dans un contexte concurrentiel effréné, les transporteurs, prestataires de service pour les banques, se battent sur les prix comme des chiffonniers. Allez faire cracher les banquiers sur un changement total du parc de DAB en un an. En attendant, qu’est-ce qu’on fait ? »

La question est posée avec de plus en plus d’acuité par les syndicats. En février, la CGT Transports a écrit au ministre de l’Intérieur, dénonçant le « laxisme du gouvernement » et exigeant « des mesures concrètes » pour « une population en danger ». Régulièrement, fonctionnaires du ministère, responsables des banques et du transport de fonds se réunissent. Concrètement ? « On commence à réfléchir pour dépoussiérer l’article 10 du décret de décembre 2000 sur les règles concernant les locaux de traitement des billets », ironise un fonctionnaire. Entre relations commerciales serrées, impératifs de rentabilité et agressions toujours plus nombreuses, la sécurité des dabistes n’est pas encore assurée. En attendant, Patrick, lui, cherche un autre emploi. « Ailleurs. Loin des banques. »

Journal Libération

Article publié le 26 avril 2005.


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