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Valeurs financières contre valeurs humaines

Le cas de France-Télécom est-il spécifique ? Ou est-il l’expression d’un système étendu de management ? D’autres entreprises ont été touchées par des suicides pour lesquels les personnes ont évoqué leurs conditions de travail afin d’expliquer leur geste (Renault Technopôle, Thales, Peugeot, Pôle Emploi). Leur quasi simultanéité est-elle fortuite ? Ou bien sommes-nous entrés dans l’ère du désespoir au travail ?

Deux facteurs corrélés doivent retenir notre attention. Deux processus anciens, mais qui ne constituent un « système » que depuis quelques années. ?? savoir, la course effrénée des grands groupes à l’augmentation de leur rentabilité financière et la prolétarisation grandissante des catégories de cadres et de techniciens (dévalorisation, déqualification, quantification des tâches, etc.). Mais d’abord un petit rappel…

La désespérance au travail a toujours existé

Par le passé (pas si lointain), le calvaire des conditions de travail concernait essentiellement l’industrie, la construction et l’agriculture, spécifiquement les ouvriers et les catégories les moins qualifiées. Conditions dégradantes, environnement de travail abominable, cadences effrénées, petits chefs sur le dos, etc. La désespérance au travail y était massive ; l’usure n’était pas simplement physique, elle pouvait être aussi psychologique. Bien avant que l’on ne parle de stress, la souffrance psychique était bel et bien présente dans les entreprises.

Cette dimension n’a pas disparu pour la bonne raison que les activités faisant strictement appel à des gestes répétitifs et à des critères de productivité physique existent encore massivement. Mais, ce qui est nouveau depuis quelques années c’est l’extension de la détérioration des conditions de travail à des postes ne faisant pas strictement appel au « geste » et son élargissement à des catégories de cadres et de techniciens. Cette évolution est effectivement essentielle et doit être comprise.

Une nouveauté : l’extension du travail intellectuel

La grande majorité des postes de travail aujourd’hui font appel à ce que l’on peut qualifier de « travail intellectuel ». Rares sont en effet les activités salariées qui ne nécessitent pas, à des degrés divers, une part de gestion, de contrôle qualité, de vérification, d’anticipation, de planification, de compte-rendu, de suivi informatique etc. Le travail intellectuel a donc pénétré dans la majorité des postes de travail. Il y a désormais un temps de travail individuel inexorablement voué à la notion de « gestion » au sens large. Pour cette même raison, il y a eu une gigantesque croissance des catégories de techniciens et de cadres dont la fonction d’encadrement s’avère secondaire par rapport à la fonction directement productrice de valeur. C’est un changement considérable avec les années 60-70 (et avant) où ces catégories professionnelles étaient majoritairement vouées à la surveillance et au commandement.

Cette double évolution – extension du travail intellectuel et création de valeur bien au-delà des catégories ouvriers et employés – a logiquement conduit à faire entrer au sein des métiers de techniciens et de cadres des critères anciennement réservés aux ateliers et aux métiers postés : gains de productivité, objectifs quantifiés et indicateurs de production de valeur.

Tous producteurs, tous productifs

Le développement du travail intellectuel a d’abord permis l’émergence d’un discours sur « l’autonomie ». Plus autonome dans la gestion de son travail, l’employé ou le technicien était supposé y gagner en responsabilité. C’était oublier deux choses. La première c’est que le rapport salarial reste une relation de subordination à l’employeur, ce qui constitue la limite absolue de l’autonomie et la réduit souvent à une peau de chagrin. La seconde c’est qu’à partir du moment où les catégories de TCAM devenaient massivement productrices directes de valeur, il fallait en contrôler la productivité. Finalement, le boniment sur l’autonomie s’est soldé par une croissance des contraintes ! Ces catégories sont alors entrées dans un processus de prolétarisation objective. Elles sont désormais considérées par leurs entreprises comme des « producteurs » au sens le plus classique.

Autre élément aggravant : la généralisation de l’informatique. Car, là où le technicien et le cadre avaient, par le passé, la maîtrise de leur savoir accumulé… aujourd’hui cette accumulation d’expérience est plus ou moins stockée dans le disque dur de l’ordinateur, propriété de l’entreprise. En d’autres termes, l’extension du travail intellectuel s’est traduite par son détournement, non seulement comme source de profit immédiat mais de profit à venir. Cette forme d’expropriation du savoir pèse lourd au sein de la relation salariale, cela va sans dire.

France Télécom comme « modèle »

Le stress c’est l’équivalent de l’usure physique des métiers postés. Il est l’expression de la quête de « création de valeur » dans les bureaux, les centres de recherche, les réseaux commerciaux. C’est aussi le fruit de la taylorisation des métiers de gestion ou de relation clients (pensons aux centres d’appel par exemple !).

Faire « tourner » les cadres et imposer des clauses de mobilité font partie de ce dispositif. Mais ce faisant, les entreprises comme France Télécom cassent l’un des aspects essentiels du travail. Celui de la relation sociale au sein du collectif, des critères d’identification et de valorisation mutuelles dans les rapports de coopération, d’échange et de collaboration au sein du groupe de travail. Cet élément indispensable, qui permet aux personnes de supporter la subordination salariale, est maintenant brisé par la mécanique de la mobilité. Et le désastre psychologique se produit inévitablement.

Jonction avec la financiarisation

Lorsqu’il y a plusieurs années, le dirigeant de France-Télécom parlait de faire de cette entreprise une « usine à cash », il résumait toute la violence sociale de la mondialisation financière. Générer un maximum de cash pour faire quoi ? Eh bien, pour acheter d’autres entreprises de par le monde et pour verser un dividende en croissance permanente afin de solidifier le titre en Bourse. Au périmètre du groupe FT, le dividende issu de l’exercice est passé de 2, 6 milliards en 2005 à 3,6 milliards en 2008. Pour le groupe France Telecom, le poids des dividendes est passé de 30 % des flux de trésorerie disponibles après investissements d’exploitation à 45 % entre 2006 et 2008. Chaque année un plan y définit la réduction des coûts comprenant une réorganisation opérationnelle pour y parvenir. « Les nouveaux modes d’action devraient permettre d’économiser jusqu’à 1,5 milliard d’euros par an de dépenses ou d’investissements » proclame le document de référence 2008 du groupe. Les leviers utilisés à cet effet s’attachent le plus souvent à des critères de productivité du travail : optimisation des tâches, réduction des temps d’intervention, diminution des temps « improductifs » et donc réduction d’effectif.

La boucle est bouclée. Rentabilité et performance capitalistique d’un côté, et de l’autre élargissement de la conception industrielle du travail à toutes sortes de catégories professionnelles, métiers et responsabilités. L’entreprise nouvelle, celle de la mondialisation, celle de la « valeur pour l’actionnaire », celle de la performance boursière, a surmonté la mutation sociologique du travail (due aux différents progrès technologiques) et a réussi à « discipliner » à sa manière un travail qui se libérerait peu à peu des contraintes traditionnelles de l’effort physique et de la répétition. Se faisant, elle a non seulement étendu le domaine de la souffrance au travail, mais elle l’a porté à un paroxysme puisque des gens décident par un geste dramatique d’envoyer un message de désespoir à la collectivité.

Aucun colloque, aucune « réflexion » ne suffiront à faire machine arrière. Il ne s’agit pas comme on peut le lire de « mesurer » un degré de stress ou d’identifier des personnes en souffrance. Encore moins de se livrer à des diagnostics psychologiques pour savoir jusqu’où le système peut aller sans casse ! Nous ne sommes pas face à un simple problème de comportement managérial, de conduite de commandement ou de changement. Pas plus à un problème d’adéquation des qualifications individuelles aux tâches demandées. Ce n’est pas une affaire de DRH !

Le mal est beaucoup plus large, plus massif et plus systémique que cela. Il y a un lien direct, inexorable, entre les événements actuels et la transformation économique des 25 dernières années. Entre la machine à faire du cash et la gestion sociale des entreprises. Entre les conditions exacerbées de la concurrence et du profit et le désespoir au travail. Entre le partage des richesses et la manière de produire cette richesse, pour qui et pour quoi. Le geste mortel de ces salariés de France Télécom et des autres est aussi un geste de révolte contre un système, hélas trop individuel et trop désespéré.

Article publié le 10 janvier 2011.


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